Préambule : Pour être tout à fait franc, je n'avais pas envie de publier cette interview faite de manière impromptue et acceptée avec l'intention de ne jamais la présenter. "On" m'a fait changer d'avis mais je reste incertain quant à la manière dont cela sera perçu. Malgré tout, et parce que cela m'en évitera surement d'autres, j'ai accepté l'exercice que finalement j'impose à autrui. A la relecture j'aurais eu envie de retrancher des choses mais ce n'est pas dans l'exercice. Alors voilà in extenso l'échange avec pour une fois pas d'anonymat de l'interviewé Après avoir fait l'interview de "Virginie", l'interview s'est prolongée mais à l'envers… Piégé je fus mais je me soumets (presque) volontiers. Ai-je le choix ?
-Joël, on croit te connaître mais tu es très secret en réalité. Tu ne participes pratiquement à aucun évènement public, on ne te voit pas dans les soirées de collectionneurs et tu m'as dit que tu n'allais sur les salons qu'incognito. C'est vrai ? -Ca commence bien. Disons que ce n'est pas faux .
-Pourquoi ? Les amateurs sentent le fioul. -Vu le prix du fioul, on resterait dans le luxe !
-Pas de pirouette, s'il te plait ! -Non, ce n'est pas ça mais internet est un univers très particulier. On y voit des gens fantastiques mais aussi marginalement des dingues, de vrais fous et je reçois d'ailleurs des mails parfois très violents soit d'un type banni à juste raison, soit d'un vendeur qui n'a pas les 50 messages et dont l'annonce a été effacée et des trucs parfois glauques.
-Vraiment à ce point là ? -Oui, il faut être un peu blindé psychologiquement mais je te rassure les cas de haine débordante sont rares.
-Ah Ah ! Oui, quand même !.-Un psychiatre m'avait dit que j'aurais un dingue "total" tous les 5000 inscrits. Bon pour être honnête, si je veux me balader tranquillement sur un salon, le fait de ne pas être connu est beaucoup mieux. Je suis un grand timide en fait.
-Si je te dis Réseaux sociaux ? -Ah ... vaste sujet. Ils reflètent ce qu'est la société en général. J'ai l'impression qu'en France les phénomènes sont exacerbés. Harcèlement, haine et violence verbale. La parade viendra avec l'affichage des IP et l'évitement facile des parades à cet affichage. C'est comme tout. Il faut du temps pour comprendre à quel point cela peut être destructeur mais on va finir par retrouver ce que la société a de pire d'homophobie, de racisme et d'antisémitisme... Là, les Etats devront réagir.
-Tu as été victime de propos désobligeants ? -Oui comme tout administrateur d'un site. Une poignée d'abrutis frustrés mais c'est anecdotique.
- Plus sérieusement, tu as fait une paire de livres et des centaines d'articles sur tes sites, dans la revue des montres, sur FAM, tu n'as pas l'impression d'avoir fait le tour du sujet ? -Non puisque j'ai toujours des choses à écrire.
-OK mais tu poursuis quel objectif ? -Pourquoi, il faut en avoir un ?
-Ou plusieurs ! Pas de pirouette, n'est-ce pas ?-J'aime l'idée de partager des avis et des découvertes et celle d'apprendre aussi des autres. Pour les articles presse, c'est un mode d'écriture différent et passionnant. Je trouve que le modèle forum est très intéressant car il va plus en profondeur que la simple image sur Instagram et il évite la tristesse des échanges sur Facebook. Il y a derrière chaque avis des logiques qui se tiennent. Ma signature depuis la création du forum n'a pas changé. "Rapprocher les contraires" est fascinant. Le forum accueille des membres qui n'ont pas 20 ans et font discuter entre eux des gens qui ont 25 ans et 75 ans et cela d'égal à égal sans que l'un ne prenne l'autre pour un petit con ou un vieux con. Ce que les marques dont ton employeur ne comprennent pas est qu'ils doivent être transgénérationnels et que leur comm. branchouille est déjà has been.
-Et paf ? Tu appuies là où ça fait mal ? C'est un peu ton fond de commerce ? -Non, car moi, je n'ai rien à vendre. D'ailleurs je ne revends aucune montre sauf quand je ne peux pas faire autrement et que pour en acquérir une son vendeur veut, impose d'avoir une des miennes.
-Très bien mais tu passes des mois sur des recherches qui parfois intéressent des marques et parfois pas du tout. -Oui, mais ça n'est pas grave car j'ai un truc qu'elles n'ont pas… Finalement, ce sont elles qui passent à coté !
-C'est un peu du travail pour rien ! -Non, moi j'y prends plaisir. Je ne suis pas dans une recherche financière de rentabilité de mon temps. J'ai fait des recherches pendant plus de deux ans sur les premières montres de l'US Navy. Un travail de fou mais c'était passionnant et j'ai du réviser mon anglais ! Au final, on a fait un livret qui est parti aux USA. Ce fut génial !
-Et ton livre sur Zenith, c'est un beau résultat. -Oui, un projet qui fut ultra-compliqué mais qui a fait un beau livre.
-Qu'est-ce qui pourrait te faire tout arrêter ? L'amour, la mort, la vieillesse ? La perte d'intérêt ? -Oh là là … Je n'en sais rien. La mort forcément… Je ne sais pas franchement. Je pense que la maladie doit faire se focaliser sur autre chose mais je ne sais pas. L'amour est un "neurotonique" et non, je ne sais pas. Vraiment ! Ne me regarde pas avec ce visage plein de reproches, je ne sais pas !!!
-Tu y as déjà pensé ? -Ah … Joker !
-Non, il n'y en a pas. -Ah … Disons que oui alors, forcément.
-Ah oui ? -Oui mais je n'ai pas envie de parler de ça.
-Excuse-moi. Revenons aux montres … Tu n'aimes que les montres anciennes ? -Non, ce serait absurde. J'aime tout mais je trouve que beaucoup de choses contemporaines sont de mauvais "remake" d'anciennes pièces.
-C'est à dire ? -Les rééditions avec 2 ou 4 mm de plus, un verre saphir et la reproduction exacte de la pièce ancienne ne démontre pas une grande créativité. Les marques devraient se consacrer d'avantage à créer l'évènement.
-Tu n'aurais pas voulu travailler comme salarié d'une marque ? -Ca dépend. Créer un vrai musée digne de ce nom mais avec une vision moderne qui mette en situation les montres anciennes pour mieux faire connaitre les pièces modernes, un musée new-look avec un appui virtuel … Une autre manière de concevoir un site muséal, oui ça ça me plairait. Mais un musée doit être un espace de vie pas une nécropole et je ne sais pas si une marque est mure pour ça.
-Si demain on vient te chercher pour créer cela ? -J'y vais !
-C'est impulsif! -Si tu me demandes si je suis prêt à t'emmener sur une ile déserte, j'y vais aussi !
-Ah Ah ! Bon, je ne sais plus ce que j'allais te demander. -Ah ça te trouble ! Les questions inattendues troublent !
-En effet. Quelle est ta plus belle montre ? -Je ne l'ai pas encore. Tu vois, je suis en ce moment sur l'achat d'une montre qui a appartenu à un philosophe très célèbre. Ca peut marcher comme ça peut rater. Il faut rester humble. C'est la montre importante pour moi en ce moment. Pour répondre à ta question plus simplement, j'adore les montres qui ont accompli des performances uniques. Les premiers prix de chronométrie me font craquer. J'en ai quelques-un notamment des Ulysse Nardin qui sont des pièces de musée d'une très grand rareté. Les regarder me met en liesse mais il y a plus important que cela dans la vie. Mes pas m'ont conduit jeune à accompagner des malades dans les couloirs de la chimiothérapie, à assister des gens qui m'étaient proches et souffraient de choses diverses, des choses mauvaises. Je l'ai vécu comme une injustice. J'y pense souvent. Je ne sais plus ne pas avoir du recul. Il m'est nécessaire et rien n'est grave à coté de cela. C'est un peu pour ça que je mets de la dérision dans tout, du second degré. Ca me dégage du réel. J'ai un souvenir d'un ami qui a traversé la maladie avec une issue fatale et que j'ai beaucoup soutenu. Cette détresse relativise tout le reste définitivement. Bon dis-donc c'est une psychothérapie ton interview !
-Bon, là tu m'a minée … Je ne sais plus quoi dire. Tu es très sensible ! -C'est toi qui a des larmes ! Je suis normal. Enfin je crois. Très réservé et si l'on ne vient pas à moi, je prends rarement les devants. J'ai besoin d'être sur des sentiments des autres et lorsqu'ils me trompent ils sortent définitivement de mon champ de vision.
-Alors si tu ne gardes qu'une montre dans ton hôpital ? -Non, je n'ai pas d'hôpital et à l'hôpital aucune car je ne saurai pas en profiter mais si je pars loin et longtemps je crois que j'embarquerai un chronomètre savonnette en or premier prix de chronométrie. Il est porteur pour moi de beaucoup de choses et surtout je me suis promis une chose si je parvenais à l'avoir et je l'ai eu.
-Quoi donc ? -Une chose personnelle qui se révèle lentement. Il faut laisser le temps au temps. Les choses s'enchainent avec une chronologie qui est nécessaire aux êtres pour faire aboutir leurs réflexions, leurs passions.
-Et si ça ne marche pas ? -C'est que je me serai trompé. Mais souvent, ce que j'anticipe se produit même si je laisse les choses se faire.
-Tu es mystérieux. C'est troublant. Cette Ulysse Nardin dont tu parles, on peut la voir ? -Pas pour le moment mais il faut la "capter" et pour ça il faut se mettre dans le bain. J'en publierai un article un jour qui est déjà écrit mais pour le moment, c'est un plaisir égoïste.
-Tu le gardes pour toi ? -Oui parce que ce n'est pas le bon moment. C'est une montre qui a une belle histoire, qui a participé à une aventure, une épopée mais ce n'est pas dans le sens des envies des gens de lire ça.
-Tu me fais envie. -Euh moi ou mon histoire ?
-Idiot ! Qu'est-ce qui te ferait plaisir immédiatement ? -Là tout de suite ? Euh, tu veux vraiment le savoir ?
-Non mais je parle au plan horloger ! Tu es bête ! -Ah, dommage … Immédiatement alors ce serait de retrouver une Seamaster 120 que l'on m'a volée.
-C'est tout ? -Oui, c'est tout. Le reste, je l'ai déjà… Je cours après ce qu'on m'a pris. Je retrouve chez des antiquaires des objets qui sont mes madeleines de Proust. Tu vois j'ai acheté un très vieux confiturier de 1800/1810. Je suis tombé raide dingue devant ce meuble régional ancien en merisier. Il ressemble à s'y méprendre à un meuble qui était chez les parents d'une gamine avec laquelle j'allais jouer quand j'avais 8 ou 9 ans. Je l'ai mis dans un couloir près de mes toilettes pour passer devant plusieurs fois par jour. Il me charge en énergie positive, c'est assez délirant mais vraiment. Du coup, je le laisse vide car je ne sais plus quoi mettre dedans et tout ce que j'ai essayé le décharge de son énergie.
-Pourquoi ? -Parce que ça le transforme en objet utilitaire contemporain. Je trouverai quoi mettre. J'ai déjà trouvé mais il faut attendre l'été.
-Tu vas y mettre quoi ? -Des confitures que je ferai moi-même tout simplement comme le confiturier de mon enfance contenait les confitures faite par la mère de mon amie.
-Tu es un grand nostalgique !-Non, mais on a besoin de repères. Ca c'en est un. En fait si … J'ai une forme de nostalgie en moi. Comme une douleur de ce que j'ai perdu et qui meublait mon enfance. Euh, je vais m'allonger dans le canapé si tu veux …
On s'interrompt et on boulotte une boite de biscuits roses. Puis on reprend.
-Est-ce qu'il y a une montre dont tu estimes que l'histoire surpasse toutes les autres ? -Disons que selon mes centres d'intérêt du moment, ma montre préférée est un peu tournante. Le chrono qui a servi sur le lac Maracaibo à repérer les nappes pétrolières me donne du rêve. La première montre suisse lauréate du concours de l'observatoire naval de Washington en 1905 me porte ailleurs, la montre chrono d'Adrienne Bolland ou d'Henri Farman me transportent dans le temps. Le chrono d'un sénateur américain avocat qui arrive jusqu'à moi, ça me semble magique. Chaque montre est une émotion et les recherches associées me marquent la mémoire. Tiens ce prix de chronométrie de Zenith ou cet autre premier prix que je n'ai jamais montré …
-Tu as eu ça comment ? -Ah toute une histoire. C'est un Argentin qui a acheté ça en 1905. C'était un commerçant qui achetait tous les premiers prix qu'il pouvait. Celui-ci fut offert à un planteur très riche qui le garda dans un tiroir. Il a échoué chez un horloger vieillissant qui l'a vendu à un antiquaire qui me l'a vendu une fortune mais quelle pièce de dingue.
-Et tu as vérifié que c'était bien un prix de chronométrie ? -Oui bien sur. C'est même un record de précision et avec son coffret en acajou .
-Manifestement ça te passionne ça … -Non ça m'intéresse. La passion est pour les individus. C'est fusionnel. Les objets ne sont jamais fusionnels.
-Tu m'as secouée par tes réponses, vraiment secouée … Je n'aurais jamais imaginé ça .-Tu voulais du vrai, de l'authentique ! Tu l'as eu.
-Tu es très réfléchi … Je voulais te parler de Mosbilo mais là ça tombe à plat. -On le fera une autre fois. On va gouter ce saumon fumé si tu veux bien avec ce vrai pain et ce beurre d'Isigny.
-Tu me fais rire !