Je souhaite vous raconter cette histoire que j'avais lue dans une revue américaine il y a très longtemps, que dis-je très très longtemps quand j'étais encore étudiant, fasciné par l'art déco et les artistes New-Yorkais des années 30. Cela se passe aux Etats-Unis aux alentours de 1958 (de mémoire) …
Une famille de l'Ohio vit à cette époque et depuis 1944 dans le deuil d'un fils parti en Europe parmi les GI et dont l'une des toutes dernières lettres à sa fiancée et à ses parents disait" J'ai vu mes camarades mourir, j'ai assisté à l'agonie de certains d'entre eux mais par la grâce de Dieu, je suis vivant, pas même blessé ailleurs que dans mon âme et je rentrerai entier pour vous retrouver et vous serrer dans mes bras… "
Quelques heures après avoir écrit ces lignes, ce soldat est mort, tué avec trois de ses camarades par des Allemands en embuscade. La famille a reçu assez vite les effets de ce fils unique mort en France, un pays qu'ils peinait à situer sur la carte. La fiancée désespérée dut être hospitalisée à l'annonce de la nouvelle. La famille ne se remit pas vraiment de cet événement mais survit dans le culte du fils disparu.
Quelques mois après la fin de la guerre, les affaires de leur fils leur furent remises par un duo de militaires dépêchés à leur domicile. Une médaille avec le matricule du jeune homme, des photos et effets personnels. Il manque sa montre, une Elgin, conservée par l'armée car propriété de l'Etat. Les parents demandent alors à bénéficier de cette montre non pour sa valeur mais en raison du souvenir sentimental qu'elle porte. Le journal local parle du sujet. Un avocat prend fait et cause pour eux et les commentaires vont bon train pour soutenir la demande. On croit un moment qu'un procès sera nécessaire et puis l'armée indique rechercher la montre et la restitue aux parents. L'affaire en reste là…
Chaque décennie, cette histoire ressort dans la presse et en 1975, l'histoire émerge une nouvelle fois. Les parents sont âgés et toujours profondément attristés. Le père s'est mis à boire et n'a jamais retravaillé vraiment depuis le drame et la mère est très pieuse. Elle chante dans une chorale et est devenue femme de chambre dans un hôtel glauque qui lui a demandé des "extras" qu'elle veut oublier, mais on ignore lesquels. L'article laisse supposer une forme de prostitution ménagère. La fiancée a "refait" sa vie mais elle témoigne que cette histoire la lui a cassée en deux. Elle déclare qu'elle rêve encore de son fiancé ce qui doit ravir son nouveau conjoint. Elle explique qu'elle a envisagé de donner son prénom à son premier fils mais ne l'a pas fait car son conjoint souhaitait qu'elle sorte de cette histoire. On s'attend à trouver une fille canon pour que le nouveau conjoint accepte ce partage. Aucune photo ne semble alors avoir jamais été publiée puisque le journal annonce que Sarah a accepté pour la première fois d'être photographiée pour parler de ce drame. Elle présente la montre devant l'objectif du photographe. La légende glorifie le héros.
C'est là que tout bascule … Sarah est une américaine qui a manifestement dû se consoler par la nourriture des fast food et elle doit avoisiner les 140 à 160 kilos. Elle explique qu'elle a effectivement sombré dans la boulimie pour oublier mais qu'elle vient de perdre 10 kilos. Elle a récupéré la montre de son ex mais ne peut plus la passer au poignet car le bracelet est devenu trop court -Non, ce n'est pas le bracelet qui a rétréci-. Bref, à la fin de l'article, on est un peu dérouté sur la suite des évènements après 1945.
On ne peut s'empêcher de penser à ce que serait devenue Sarah, et les parents de ce GI si un soldat allemand n'avait en une fraction de seconde commis un tir fatal. C'est une sorte d'effet papillon. Sarah serait peut-être restée fine et sportive, le père du soldat serait resté sobre et aurait connu une belle carrière de commercial et sa mère serait restée à la maison recevant pour le thé ses voisines et amies. Le GI aurait gardé sa montre comme un trophée glorifiant son passé et un souvenir de son héroïque histoire dans ce pays qu'il aurait appris à localiser. Je n'aurais pas lu cette histoire qui m'avait distrait de ma recherche toute différente et qui m'a peut-être fait passer à côté de ce que je recherchais. La découverte d'un artiste m'aurait peut-être fait rencontrer une artiste qui aurait sculpté mon buste dans l'éternité d'un bronze moderne ou bien m'aurait assassiné pendant mon sommeil en hurlant des versets sataniques.
Cette triste histoire a fait basculer la vie d'une famille et voilà que dans un irrespect total, je me mettais à tourner en dérision ces gens que je n'avais jamais vus. Il faut dire que les photos et leurs propos ne rendaient pas hommage à la mémoire du soldat. Ces pensées m'avaient fait rire et je m'amusais donc à la raconter ici et là à des étudiants qui partageaient mon humour de second degré. Et puis, il y a eu cette fille dont je me souviens très bien, une étudiante dont le père avait eu un accident de voiture lorsque sa mère était enceinte. Il était décédé des suites de ses blessures laissant la future mère dans une situation catastrophique faite de dettes liées à un commerce tenu par le couple et où la jeune femme n'avait ni parents ni amis pour l'aider financièrement. A ce moment-là, un camarade d'enfance de son mari lui a proposé de lui avancer de quoi vivre puis l'a aidée à trouver un travail et à rembourser la dette. Le type n'avait rien demandé en contrepartie sinon que l'enfant de son ami puisse être heureuse. Infiniment touchée la jeune maman était tombée amoureuse de ce garçon et il adopta l'enfant tout en épousant la jeune mère.
L'effet papillon avait agi dans un sens inattendu. Cette étudiante me confia que mon histoire était drôle bien sûr, mais qu'elle lui remuait cette plaie en elle qui la faisait penser à son père naturel et aimer son père adoptif. Je lui demandai alors ce qu'en pensait sa maman. Sa réponse me glaça " Maman m'a dit qu'elle était parfaitement heureuse avec son nouveau mari mais que mon père portait en lui une sorte de magie qu'il a emportée avec lui. Elle a ajouté que sa vie était la conséquence d'un enchevêtrement de faits dont le tout premier était que papa était parti en retard sur la route parce qu'un lavabo était bouché et qu'il avait pris 10 minutes pour le réparer pour que maman ne soit pas ennuyée. Maman avait sans le vouloir fait tomber du coton dans le syphon, du coton pour effacer une coulure de maquillage de 2 millimètres. Elle s'en voulait énormément car elle pensait que parti 10 minutes plus tôt, papa n'aurait pas eu d'accident.
L'étudiante avait les armes aux yeux en me racontant cela. Elle sourit. J'étais incapable de dire quoi que ce soit alors elle me posa la main sur l'avant bras et me dit " Alors tu sais l'effet papillon... Il concerne chacun de nous dans un sens ou dans l'autre". Jusqu'à aujourd'hui, je n'avais plus jamais raconté cette histoire.
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).