Voici une histoire que j'ai racontée ici il y a 12 ans. 12 ans déjà … On m' a volé la pièce mais pas la montre, c'est déjà ça. La montre est en or, une montre classique, presque commune mais elle est l'élément matériel d'une histoire d'un homme dont je connais l'un des descendants. C'est lui qui m'a raconté cette histoire à l'époque et comme je la trouve singulière, j'ai décidé sinon de la réécrire, au moins de la détailler un peu mieux. J'espère qu'elle vous distraira dans un contexte très particulier du temps présent.
La montre n'a pratiquement pas servi et pour cause. Elle semble neuve, sortie de nulle part et pourtant son histoire est singulière, très singulière.
En 1922, un monsieur que par souci de préservation d'anonymat, j'appellerai monsieur Bing part aux USA par bateau à la recherche de contrats d'exportations pour la fabrique de pendules dont il est le directeur commercial. Monsieur Bing est convaincu que les Américains vont se passionner pour ses pendules parce qu'un diplomate américain lui a passé commande à titre privé et lui a exprimé par courrier sa satisfaction en l'encourageant à faire connaitre davantage ses pendules. Encouragé par son frère associé dans l'affaire, monsieur Bing a franchi le pas et décidé de partir à la conquête de l'Amérique avec dans son bagage, deux pendules, une cinquantaine de catalogues et son stylo fétiche avec lequel il signe tous ses contrats. Il a par ailleurs, une trentaine d'adresses de commerçants et distributeurs qui pourraient l'aider sur place. Il tient ces adresses de journaux professionnels dans lesquels étaient passées des annonces sur les 12 derniers mois. Autant dire que monsieur Bing part sans contact préétabli.
Ce voyage a lieu à la fin de l'hiver et il se transforme vite en calvaire pour monsieur Bing. En effet, dès le troisième jour, celui-ci tombe malade atteint par une forte fièvre identifiée par le médecin de bord comme une grippe qui rappelle furieusement la grippe espagnole dont le spectre est encore dans tous les esprits.
Monsieur Bing est placé en quarantaine dans sa cabine qu'il n'a le droit de quitter en aucun cas. Le personnel de bord lui amène à manger trois fois par jour et le médecin passe chaque jour à 18 heures. En dehors de cela, monsieur Bing est à l'isolement sans rien d'autre pour le distraire qu'un livre sur l'histoire des animaux emprunté au premier jour du voyage. La traversée lui semble furieusement longue mais monsieur Bing commence à mieux se porter après 8 jours. Tandis qu'il a un peu repris le dessus à son arrivée aux Etats-Unis, il est à nouveau placé en quarantaine par les services de l'émigration qui ensuite lui font quelques peines à le laisser entrer sur le territoire. Le traitement des malades lors du passage de la frontière est souvent de les renvoyer là d'où ils viennent. Le certificat de guérison établi par le médecin de bord n'a pas totalement libéré monsieur Bing mais lui a évité un retour précipité vers l'Europe.
Quand après une centaine de jours postérieurs à son départ, il peut enfin accéder à la vie "civile", monsieur Bing tombe à nouveau malade atteint cette fois par une bactérie probablement due à l'eau qu'il a ingurgitée. Il est tellement malade qu'il faut l'hospitaliser, à ses frais, obligeant sa famille à lui faire parvenir de l'argent par l'entremise d'un voyageur. La conquête des Etats-Unis par monsieur Bing commence dans la douleur. Il passe alors près d'un mois à l'hôpital soigné par une infirmière qui le prend en affection et lui offre un dollar en argent et à laquelle, il offre sa montre en or, neuve et fabriquée par Trib à Besançon, l'une des plus vieilles manufactures françaises créée en 1876.
Après son séjour à l'hôpital, notre jeune directeur commercial, âgé de 31 ans, ne se laisse pas abattre. Il décide de partir à la rencontre de distributeurs auprès desquels il a fixé rendez-vous dans un anglais si approximatif qu'aucun de ses interlocuteurs n'a vraiment compris pourquoi il venait le rencontrer. Un seul horloger bijoutier accepte de prendre dans sa boutique une de ses pendules, c'est un certain "Duprier", un bijoutier français émigré avec son épouse aux Etats-Unis et installé à New-York. En dehors de cela, de refus en échec, monsieur Bing dépité séjourne dans un hôtel bas de gamme où, un soir, il constate que sa chambre a été vidée de toutes ses affaires par un voleur astucieux.
Monsieur Bing est si déprimé qu'il décide de repartir en France sans attendre, déçu par son périple qui lui a coûté bien plus qu'il n'a rapporté et par l'accueil des Américains qui lui ont présenté dans leurs boutiques des pendules plus colorées, plus modernes que celles qu'il avait en catalogue. Monsieur Bing n'a même plus de quoi payer son billet retour. Il se résout à retourner rencontrer l'infirmière afin de lui demander d'en avancer le prix tout en l'assurant qu'il la remboursera. Steva, c'est le nom de cette infirmière que le jeune directeur commercial amuse par sa pugnacité et son humour toujours aiguisé. Elle accepte mais demande à monsieur Bing d'attendre 15 jours, le temps de percevoir sa paye. Steva a de bonne notions de français par sa mère espagnole qui fut mariée avec un Belge.
Steva sera deux ans plus tard madame Bing après deux ans de vie commune en France avec ce jeune Directeur commercial impétueux. Elle garde dans une boite en aluminium "précieux" le dollar usé par sa présence permanente dans la poche de monsieur Bing et la montre toute sa vie. Les Bing n'auront pas d'enfant et ils disparaissent tous les deux de vieillesse dans les années 1980 à quelques semaines d'intervalle. C'est un brocanteur ami du petit neveu qui rachète la boite et son contenu et se fait raconter cette histoire par son ami qui a cédé les derniers effets familiaux avant de partir vivre en Nouvelle-Zélande avec une jeune femme qu'il avait connue là-bas après un accident de sport lors d'une compétition sportive. Il est rentré en France depuis avec sa femme et ses enfants. C'est grâce à lui que l'histoire a pu être complétée.
Les Bing ont souhaité avoir des enfants. Ils rêvaient de devenir parents d'une famille nombreuse mais la nature en a décidé autrement. Ce fut un déchirement pour le couple mais cela n'a à aucun moment fragilisé leurs sentiments réciproques. L'entreprise de pendules a périclité en 1929. Le petit neveu explique qu'elle fut achevée par la crise mais avait de toutes façons peu de clients et des modèles un peu vieillots. Monsieur Bing et son frère ne furent pas de très bons gestionnaires "créatifs" de produits suscitant l'enthousiasme. Monsieur Bing a repris un cabinet d'assurances et madame Bing a prêté main forte dans un hôpital pendant la seconde guerre mondiale. Ils ne sont jamais retournés aux Etats-Unis mais madame Bing a pu rencontrer des membres espagnols de sa famille. Monsieur Bing racontait sur ses vieux jours qu'il avait appris à parler anglais couramment aux Etats-Unis mais nul n'a jamais pu avoir la preuve de sa maitrise de la langue.
Voilà, vous savez tout de cette histoire que j'ai pu compléter avec mes remerciements à Bruno et Daniel sans qui cette histoire serait restée ignorée. Je suis passé devant l'adresse du cabinet d'assurances de monsieur Bing, ce n'est plus un cabinet d'assurances et c'est devenu une maison de particulier. Monsieur Bing ne sera plus connu que de nous, de son petit neveu et d'un brocanteur passionné par l'histoire des objets.