Saga : Un chronomètre exceptionnel Ulysse Nardin de 1874
Préambule:
1874 : La première exposition impressionniste bouscule la perception de l'art à travers des toiles d'un style inédit. Ils sont une trentaine de peintres qui s'exposent chez le photographe Nadar le 15 avril à Paris. Ils sont sans le savoir porteurs d'un courant qui va marquer leur siècle. Ils s'appellent Monet, Boudin, Cézanne, Degas, Pissaro, Renoir, Sisley...
En 1874, l'horlogerie évolue à grands pas. L'interchangeabilité des composants horlogers n'est plus un objectif, c'est déjà une réalité industrielle. Ulysse Nardin qui a créé sa manufacture d'horlogerie au Locle en 1846 est universellement reconnu comme un maître de la précision. Artiste, il l'est dans sa discipline, lui qui recherche les meilleurs graveurs et sculpteurs pour réaliser les boites de ses montres dont la régularité de marche a construit la réputation de la manufacture. En 1874, Ulysse Nardin ne sait pas qu'il ne lui reste que deux ans à vivre cette fantastique aventure qui a conduit son nom à être inscrit sur les cadrans de ses montres à travers le monde.
Il a déjà conquis l'Europe et l'Amérique du Sud, son fils Paul David qui reprendra la manufacture en 1876 à la mort de son père perpétuera l'œuvre de ce dernier en prenant la direction de la Maison horlogère aidé par les fidèles collaborateurs de son père qui dans l'ombre vont accompagner le jeune homme. Celui-ci va alors installer le nom d'Ulysse Nardin en Amérique du Nord et en Asie.
L'histoire des montres Ulysse Nardin raconte celle d'une aventure humaine qui d'un nom fait une étoile, une lumière qui porte haut les fondements de l'horlogerie : la précision et la maîtrise absolue du temps. Ulysse Nardin
Les pionniers de l’horlogerie suisse ont livré à leur futur le témoignage de leur savoir-faire avec des montres dont les mouvements étaient capables d’offrir une précision extraordinaire au regard des équipements qui servaient à les construire. Ulysse Nardin fut l’un de ces pionniers qui éleva la précision au rang de culte pour servir une cause essentielle : Le temps La chronométrie dans l’ADN
Ulysse Nardin né en 1823 fonda en 1846, à 23 ans sa propre manufacture au Locle. Formé par son père lui-même horloger chronométrier, Ulysse misa sur la précision des pièces pour se démarquer de ses concurrents. Contrairement à une idée reçue, ce n'est pas lui qui développa la fabrication des chronomètres de marine qui fit en grande partie la réputation de la maison, mais son fils Paul-David qui lui succéda à 21 ans, en 1876, après une mort brutale.
Paul-David, formé à l'horlogerie et à la chronométrie par les meilleurs régleurs davantage que par son père, préparait lui-même les pièces pour les concours internationaux de chronométrie. Hyper-doué, imprégné" par une logique scientifique et mathématique que la recherche de précision lui semblait exiger, le jeune homme remporta en 1876 le prix du Concours international de réglage ouvert par la classe d’Industrie et de Commerce de Genève à l’occasion du centenaire de la Société des Arts. Le chronomètre victorieux porte le numéro
4982. Il va à partir de ce moment voler de succès en succès en remportant une multitude de premiers prix de chronométrie aux concours internationaux de chronométrie de l'Observatoire de Neuchâtel, Kew-Teddington, Washington et quelques autres observatoires d'ampleur internationale. Paul-David est en outre un habile chef d'entreprise qui sait diriger sa manufacture, en organiser le travail autrement que par une parcellisation des tâches ce qui fait émerger des talents et crée de la part des employés une fidélité à la manufacture. Il est pour cela aussi aidé par les fidèles collaborateurs de son père.
Paul-David fera des chronomètres de Marine l'emblème du savoir-faire de la maison sans jamais abandonner les autres catégories de produits : chronomètres de bord, de poche et montres à complications qu'il s'agisse des chronographes avec ou sans rattrapante ou d'autres complications telles la répétition des minutes ou des quarts. Il travaille déjà sur des chronomètres de marine, l'année même de la disparition de son père. Il devient très actif dans les essais d'innovations et le dépôt d'inventions. Il multiplie les prix de réglage aux concours de l'Observatoire de Neuchâtel mais aussi des médailles d'or comme celle de l'Exposition universelle de Chicago en 1893 dans la catégorie "Chronomètres de Marine et de poche avec la mention "exécution remarquable et supériorité des réglages". En 1911, Paul-David dépose un brevet qui porte sur le décompte des minutes dans les chronographes, lequel sera repris par les manufactures les plus prestigieuses. Il devient une référence universelle.
Ulysse Nardin d'abord puis Paul-David Nardin placent leurs montres dans le monde entier. Les armées lui servent de porte d'entrée pour y conquérir des marchés et y faire prospérer le commerce de ses pièces d'horlogerie. Parmi ces marchés, celui de l'Amérique du sud s'avère très florissant et cela très tôt dans l'histoire de la manufacture. Grâce à Ulysse, la marque y bénéficie d'une grande notoriété, en particulier en Argentine, où de riches planteurs et industriels s'offrent ce qui est considéré là-bas comme le nec plus ultra de l'horlogerie suisse.
Ulysse puis Paul-David étaient à l'affut des meilleures ébauches. Paul-David décrivait cela comme une difficulté parce que disait-il, ce que l'on voit sur le marché est trop souvent assez ordinaire. C'est déjà vrai pour les montres et Paul-David fait le même constat pour les chronomètres de marine. Il cherche partout le meilleur, en Suisse, en Angleterre, aux Etats-Unis et en France. Cela le conduira en 1903 à fabriquer ses propres ébauches pour les chronomètres de marine. Il trouvera en France, en Haute Savoie un fabricant d'ébauches pour ses chronomètres de bord. Il finira par le racheter.
Il reste logiquement assez peu de montres en circulation datant du vivant d'Ulysse Nardin. Celles qu'on trouve sont soit en épave, soit dans des boites qui ne sont pas celles dans lesquelles elles ont été vendues, soit il ne reste que les mouvements parce que les boites en or ont été fondues. Il est vrai qu'on ne lésinait pas sur la quantité d'or des boites dans la seconde moitié du 19ème siècle. Souvent, les montres Ulysse Nardin anciennes, en tous les cas celles antérieures à 1876, sont des réassemblages postérieurs. Il est dès lors difficile de se placer dans la configuration d'origine de ce qu'était une montre de la manufacture Ulysse Nardin à l'époque ou son fondateur la dirigeait.
Il reste peu de pièces accessibles en Europe et c'est donc vers l'Amérique du Sud, marché prospère pour Ulysse Nardin, qu'il faut rechercher ces pièces lorsqu'elles sont mises en vente. Il y avait à Buenos Aères un distributeur qui "chassait" les chronomètres de concours et les plus belles pièces que proposait la manufacture car la clientèle était constituée de nouveaux riches qui avaient émigré en Argentine et y faisaient fortune. Ulysse Nardin profita largement de cette opportunité pour développer là-bas un marché florissant qui par la suite lui assura des livraisons y compris à la Marine Argentine.
Voici donc une de ces pièces 100% d'époque et sans reconstitution. Cette montre a pu être tracée assez facilement car elle a très peu changé de mains depuis 1874 et est restée jusqu'à un marchand qui l'a acquise en 2017, entre les mains des descendants d'une même dynastie. Les montres de mariage sont des objets respectés quand ils puisent leur origine dans l'histoire familiale et sont les derniers objets, dont les Argentins se séparent quand ils y sont contraints par un contexte économique difficile. Pourtant cette montre ne fut jamais un cadeau de mariage et ne connut pas la destination qui était celle pour laquelle un détaillant l'avait achetée. Elle est restée entre les mains de son commerçant acquéreur et ne sortit pas de sa lignée.
Il ne faut pas la voir comme une montre de poche ordinaire un peu plus précieuse que les autres parce qu'elle est en or mais comme le témoignage d'un savoir faire basé sur la recherche de précision à partir d'une ébauche externe utilisée par Ulysse Nardin. Au-delà de son témoignage horloger qui l'a faite passer par les mains d'Ulysse, cette montre raconte sa propre histoire par le motif qu'elle présente sur son dos et la décoration qu'elle évoque. On voit par l'usure de la bélière qu'elle a été portée respectueusement car elle ne comporte pas de traces de coups. Son mouvement parfait en tous points et la position de la flèche de raquette quasiment au centre du pont de balancier sont les indices d'une utilisation soignée et d'une usure du calibre limitée.
La situation économique en Argentine a "fait sortir" quelques belles pièces ces trois dernières années dont quelques montres de concours que j'aurai ici le plaisir de vous présenter.
Une rare montre chronomètre de mariage
Les grandes occasions familiales sont un moment privilégié pour faire et recevoir des cadeaux et la montre est alors un présent durable et envié. Le mariage est en particulier un évènement privilégié pour offrir une belle montre. Les montres de mariage sont à la fin du 19ème siècle un incontournable cadeau très apprécié. Les plus belles montres de mariage sont en or 18 carats et les plus belles boites sont ciselées à la main, au burin, par des artisans artistes qui les font avec patience et savoir-faire. Il faut au moins 5 jours de travail pour terminer une boite spécialement fabriquée pour permettre le travail de ciselage. L'or des boites doit en effet être suffisamment épais pour que le fond ou la carrure ne se déforment pas afin de pouvoir placer le mouvement.
Le numéro de série de
4500 tout rond est reporté sur la boite car chez Ulysse on accordait au calibre et à la boite le même numéro. Ce numéro de série date la montre de 1874. Ulysse Nardin dirige encore la manufacture et son fils Paul-David y travaille au réglage des pièces. L'un ou l'autre touche à un moment chaque pièce de la manufacture. La gravure sur le fond supervisée par un aigle royal supervise deux espaces réservés pour un monogramme. Les traces du burin dans la masse d'or traduisent un geste précis et maîtrisé. Le savoir-faire est celui d'un artiste qui ne signe pas son œuvre car c'est Ulysse Nardin qui est porteur de l'ensemble. On dirait aujourd'hui que la marque est au centre des attentions. Pas un défaut, pas une erreur du geste ne viennent traduire une hésitation, un faux mouvement ou une maladresse.
Les montres que livre Ulysse Nardin sont pour la plupart des chronomètres dont la précision est soignée par des régleurs qui interviennent longuement sur le réglage des pièces avant que celles-ci ne quittent la manufacture du Locle. Quand en 1874, une montre de mariage en or est commandée à la manufacture, elle profite de tout le savoir-faire des horlogers et des artisans qui s'affairent sur la finition des boites. Les mouvements de 13 rubis déjà à ancre droite et échappement libre sont encore dotés d'un remontage à clé. La mise à l'heure elle aussi se fait au moyen d'une clé et le cache poussière percé de deux trous permet d'accéder aux deux carrés de remontage et de mise à l'heure. La boite en or est plus lourde qu'une boite classique et malgré un diamètre de 42 millimètres, le poids global de la montre est celui d'une boite habituellement de 48 ou 50 mm.
Les caractéristiques spéciales de la roue d'échappement dit "Libre" sont une rareté
Peu de temps après 1874, les montres perdent leurs clés au profit d'un remontage intégré au pendant. La révolution est d'ampleur, aussi important que le sera vers 1914, le passage des montres de la poche au poignet. C'est sans doute la raison pour laquelle la pièce ne fut sans doute jamais vendue pour un cadeau à de jeunes mariés. Elle restera vierge de tout monogramme subissant la concurrence du remontage intégré puis la mode de la montre bracelet. Pratiquement pas utilisé, le mouvement est resté quasiment neuf, n'étant affecté d'aucune forme d'usure tout comme la boite. Qui s'intéresse aux montres à remontage à clés à la fin du 19ème siècle et durant le 20ème siècle ?
Sa gravure exceptionnelle fera échapper cette montre à une fonte fatale de l'or comme en connaissent la plupart des montres de poche de ces deux derniers siècles. Personne n'a osé la sacrifier et piétiner le travail parfait de l'artiste qui l'a sculptée voici plus de 140 ans. Sa beauté a transcendé le temps et surtout l'a sauvegardée des pires sévices. Il n'est plus aujourd'hui que les musées et les collectionneurs pour continuer à protéger ces garde-temps des agressions fatales. Sans doute les présenter à l’œil du public en redonnera l'envie d'autant que les années n'ont pas eu raison de la précision d’une pièce comme celle-ci. Elle est en effet dans une régularité de marche digne des chronomètres modernes alors que les bulletins de marche à l'époque étaient délivrés dans des conditions infiniment moins exigeantes. L'art horloger d'Ulysse Nardin n'y est sans doute pas pour rien.
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