Jules est assurément pertubé. Se retrouver là devant ce juge à cause d'un excès de vitesse n'est pas dans ses habitudes. Il attend paisiblement son tour pour connaître l'ampleur de sa punition. Son avocat mis à part, il ne connait personne...
Pourtant, le visage de ce magistrat lui rappelle quelqu'un ... Un acteur peut-être , non, un voisin, un ami , pas davantage ... Non, ce visage lui est vraiment familier et le juge semble le dévisager comme s'ils s'étaient déjà vus, ailleurs, en d'autres lieux où l'un ne serait pas le dominant de l'autre...
Plus le temps passe, plus tout lui parait familier chez ce magistrat, sa voix, cette manière paisible de poser les mots et cette façon de regarder les autres au fond des yeux.
Lorsque Jules est appelé à la barre, le juge change d'attitude, c'est évident et si Jules roulait bien à 150 kilomètres heures au lieu des 50, le juge se contente d'évoquer la peine sans faire la leçon de morale habituelle.
L'avocat de Jules le remarque mais il se passe autre chose dans la tête de Jules, il sait qu'il doit contacter cet homme qui le juge et vient de sortir de sa poche une montre de gousset qui déclenche chez Jules le souvenir furtif d'un lieu, une galerie marchande parisienne avec cette décoration d'Art Nouveau qui la rend si singulière.
Après les audiences, Jules attends la sortie du Juge ... Ce dernier n'a pas un instant de recul face à Jules. Lui qui craint habituellement les invectives des prévenus, sait que Jules ne veut aucun mal à son interlocuteur. Il lui tend la main...
Jules sait au moment du contact qu'il doit passer au juge un message ... "Votre fils est mort je crois..." Le Juge étonné lui répond qu'effectivement son fils a disparu l'an dernier... "Je sais où le trouver, permettez-moi de vous y emmener" Le juge ne réfléchit pas, il suit Jules et s'engouffre dans sa voiture.
Les deux hommes arrivent dans cette galerie marchande et avancent à grands pas. Le juge dit à Jules que s'il l'a conduit ici pour rien, il aura perdu l'occasion d'être un homme auquel on peut faire confiance ... Les yeux de Jules cherchent, le regard droit fixé sur une porte vitrée avec cette grande barre de cuivre de travers qui sert à pousser le battant ... Et puis, il se passe ce que Jules savait ... Le fils du juge est là en blouse blanche déboutonnée et il pousse la porte, le regard fuyant comme s'il était pressé de ne rencontrer personne .
Le juge à nouveau sort de sa poche cette montre en argent retenue par une chaine ... 11 heures 10 ... Il commence une phrase pour dire à Jules que cela a assez duré ... Mais Jules l'interrompt. " Le voilà ! ... Il est là ... Regardez ! " Le juge regarde mais où doit-il diriger son regard ? Il demande à Jules une explication , il ne voit rien ... "Là, devant vous , il tient la porte ! Regardez, il est là ... "
Le juge, la montre dans la main ne voit toujours rien ... Jules voit pourtant son fils qui avance, il lui parle , Jules l'entends parler à son fils et l'appeller par son prénom sans que le juge ne l'aie jamais prononcé ... Le fils du juge avance vers Jules. Il lui tend la main et la serre ...
-Vous me voyez ? Demande le fils du juge ...
-Oui, je suis avec votre père
-Je ne le vois pas ...
-Lui non plus ne vous voit pas ...
Le juge n'entend du dialogue que ce que Jules dit... Il est muet, tient cette montre dans la main ... Jules tend son autre main au Juge sans lacher celle de son fils. Le fils appelle son père, il croit dans ce que Jules lui dit et le juge ne doute pas un instant de ce contact qui défie la raison .
Jules devient entre les deux homme un intermédiare obligé, ils se sentent sans se voir, se ressentent sans se toucher directement ... L'émotion est immense des deux cotés.
Le juge conservant sa montre dans la main, joint celle-ci à la première enserrant la main droite de Jules dont il comprend qu'elle tient celle de son fils. Celui-ci le coeur brisé, se détache de Jules ...
Lorsque les hommes se séparent, le juge n'a plus sa montre, son fils la tient de son coté avec cette chaine en argent . Toute son enfance durant, le juge a ponctué la vie de sa famille avec cette montre qu'il tenait de son grand-père qui la lui avait léguée après sa mort.
Sur le fond de la montre, il n'y avait qu'une inscription à l'intérieur du couvercle, une gravure énigmatique que le juge n'avait jamais su interpréter, quelques mots qui tout d'un coup prenaient un sens..." Le temps est au delà de tout ".
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).