Après avoir traversé l'enfance et l'adolescence dans la misère la plus profonde, pensez-donc, même pas un jouet gueulederak ou une swatch à la maison, j'envisageais enfin l'entrée à l'age adulte sous le signe du luxe et l'opulence.
Il était donc temps de me débarrasser de ma vieille tocante de communion, fidèle témoin des jours anciens, mais dont hélas le doux et régulier tictac, cassé depuis longtemps, n'était même plus sous garantie (c'est dire le dénuement dans lequel j'étais alors).
Je pris donc la courageuse décision de la changer contre une montre moderne à figure plus humaine et me rendis donc, d'un pas regaillardi dans un magasin connu et réputé pour l'élévation de son sérieux, et ses prix très cassés, plus connu sous le nom de "grandes surfaces".
Là, dans un de ces temples grandioses dédiés à la gloire du temps qui passe, je fis la connaissance d'un homme, qui, du haut de sa grande prestance, tout d'Armani et de chaînes en or vétu, me tendis magnanimement la main, déroula sous mes pieds un tapis rouge de la plus pure laine et me laissa entendre, à demi-mot, qu'il serait prêt à se jeter sous le premier bus venu si tel était mon désir.
Lui faisant part de mon but d'acquérir un garde-temps, afin de le lire, et même, ô déraison, de le mesurer, il poussa alors un râle extatique, doublé d'un grimacement caractéristique, me faisant deviner qu'il venait tout à la fois d'avoir un orgasme de félicité et d'inonder son caleçon.
Je me retrouvais donc en possession d'une magnifique montre. Gonflé d'orgueil et prêt à faire du monde mon huître, je soliloquais alors fièrement:
"Hé bonjour Madame la montre
que vous êtes jolie, que vous me semblez belle,
sans mentir, si votre précision
se rapporte à votre beauté,
vous êtes le Phénix des hôtes de mon poignet."
A ces mots, la montre, ne se sentant plus de marcher, se mis à tourner à l'envers, en hommage peut-être à cette contrée si éloignée d'où elle venait.
J'appelais alors le magasin où je demandais à parler à ce charmant vendeur qui m'avait si bien reçu afin d'évoquer cette innocente malfaçon dont nous ririons bientôt ensemble. Là, une standardiste me répondit d'une voix miko-glacée que le vendeur était indisponible pour cause de réunion, d'appendicite foudroyante et de voyage instantané au bout du monde, le tout à la fois, que je n'avais qu'à revenir avec mon ticket de caisse imprimé à l'encre sympathique et faisant office de garantie et que de toute façon "on ne fait pas de réparation par téléphone !!!"...Puis clic...
Je retournai donc au magasin, où, avec force éclats de rire, je décrivai au préposé du stand réclamation ma petite mésavanture. Ce dernier, aussi raide que le balai qu'il avait du y ranger, me redirigea avec un rugissement de grand fauve affamé vers le panneau Service Aprés Vente où un autre distingué employé m'accorda sa bienveillante attention après que, affamé par une courte attente de 15 heures, j'eusse entamé mon troisième doigt en guise de repas. Lui expliquant mon problème, il examina enfin, après avoir maitrisé plusieurs haut-le-coeur, les entrailles de ma montre, puis se reculant comme on retire un tube de coloscopie, ramassa le tout et me balança le reste de ma montre en travers de la gueule.
Ramassant les restes de ma montre et reprenant le chemin du retour, j'eus alors le sentiment fugace que dans ce magasin on est nettement mieux reçu avant l'achat que après, sensation renforcée après avoir croisé mon vendeur qui se tapait furieusement les cuisses de rire.
Afin de clore cette épisode, je décidais de proposer ma montre sur un site de vente en ligne bien connu, en ayant tout de même l'honnêteté de signaler les quelques micro-rayures dites d'usage.
N'étant pas homme à me laisser abattre par ces quelques vicissitudes, je décidai de franchir la porte d'une de ces fières échoppes à l'ancienne, où certes l'on paie plus cher, mais où le contact humain n'a d'égal que le savoir faire artisanal et l'amour du travail bien fait. Là, je narrais mes précédentes aventures au truculent patron qui se lança alors dans une danse d'exorcisme tout en maudissant jusqu'à la 666ème génération ces pourris des Grandes Surfaces qui saignent les honnêtes commerçants comme on égorge le cochon pendant les fêtes vigneronnes. Alors que penaud, je m'excusais platement, il me fit préciser la marque de mon précédent achat, puis se signa frénétiquement avec force "Je vous salue Marie" après que je lui eusse dit.
Je dois dire que je n'ai jamais eu aussi honte de ma vie, et je repartis donc, la queue entre les jambes, mais le poignet lesté de son article le plus cher, heureux d'avoir échappé à la foule grondante, et à son majeur doigt vengeur, après mon précédent crime de lèse-majesté. Quel malheur alors que je n'eusse accordé plus d'attention à sa notice de 7993 pages, typologie Wingdings taille 6, car celà m'aurait évité une nouvelle déconvenue, ainsi que le saut intempestif et inopiné d'une foultitude de pignons et ressorts qui, préalablement assemblés en un harmonieux mécanisme s'offraient alors à la vue de mon cubitus radieux.
Qu'à cela ne tienne, je repartis d'un pas alerte voir mon boutiquier, et, devant le tas de pièces fumants que je lui déposais, je prononçais timidement et la bouche en coeur le mot "garantie". Je crois que c'est la vue de son bazooka à ogive thermonucléaire qui me décida à abandonner la partie...
Finalement, je suis rentré chez moi, puis j'ai ressorti ma vieille tocante cassée et je l'ai repassé au poignet. Après tout, elle me donne l'heure juste deux fois par jour !
Cdt