Voici la troisième conversation avec quelqu'un qui a été responsable de la production, Directeur industriel et qui a aussi eu en charge le développement produits. Il a quitté l'horlogerie et est entré dans un autre secteur industriel suisse pas si éloigné que cela de la montre. Il envisage d'y retourner après une pause de plusieurs années. On va l'appeler Gaël mais évidemment ce n'est pas son vrai prénom.
-Gaël, tu as passé presque 20 ans dans l'horlogerie et tu as tourné sur plusieurs postes. Un jour tu m'as dit que c'était un univers de fous, de caractériels et de mégalomanie. Tu le penses toujours ?
-Ah la la !!! Oui, j'ai pensé ça mais je devais être énervé. Disons que lorsqu'on est extérieur, on a l'impression que tout est réfléchi, calculé, anticipé, millimétré mais en fait, c'est différent. On est contraints de travailler à l'arrache, on va très vite, trop vite parce que les collections s'enchainent et qu'il faut absolument proposer des nouveautés sans cesse. Ce qui perturbe un Directeur industriel est d'aller trop vite et de se planter.
-Parce que ça coute cher ?
-Oui mais ça pollue aussi l'image de la marque. Si par économie tu remplaces une vis par une soudure ou une soudure par de la colle, tu as intérêt à être certain que ça ne va pas lâcher.
-Euh de la colle ?
-Ah! Ah ! oui. On a la contrainte de faire fiable et au moins cher. On doit abaisser les coûts de fabrication. L'économie dicte le technique. On s'adapte. Tu sais, on présente des protos en mars et on n'est même pas certains de pouvoir passer en fabrication de série avant la fin de l'année. J'ai vécu de stress en stress.
-Tu as fait du marketing aussi ?
-Oui, parce que finalement quand tu veux faire de la communication technique, il n'y a que les développeurs qui savent parler.
-Tu as travaillé pour deux manufactures et pour des gens qui emboitaient des calibres fournis par l'extérieur. Le plus palpitant, c'est quoi ?
-Une fois que tu as mis au point la fabrication de ton calibre de manufacture, tu as des aléas mais ça roule aussi bien que d'emboiter des mouvements extérieurs. Tu as juste des contraintes quotidiennes plus étendues avec un travail en manufacture. Si tu as des bonnes équipes dans les ateliers, ça roule.
-Tu as connu des galères, je crois ?
-Monsieur est bien renseigné ! Oui, on n'a jamais abouti sur certains mouvements.
-Qu'est-ce qui manquait ?
-Du temps et du budget. Et puis tu vois après 2 ou 3 ans, le sujet qui est dans l'air n'y est plus et ton idée lumineuse en année N-3 devient une idée obsolète en année N. Un concept vieillit très vite en fait. L'horlogerie est une industrie où l'on est entre deux extrêmes. Il y a d'un coté ce qui ne bouge pas par exemple ton vieux calibre ETA 28 et quelque chose et puis de l'autre, ton mouvement de manufacture qui passe au silicium et se met à porter des complications de folie. Mais l'horlogerie est redescendue sur terre. Le complexe des complications compliquées a régressé.
-Et pourquoi ?
-Trop cher, ça ne se vend pas bien et ça coute cher à développer. Et puis visuellement, un module Dubois-Depraz sous le cadran donne un résultat aussi beau que la complication hors de prix qui sera compliquée à fiabiliser.
-Tu veux dire que la crise a calmé les ardeurs ?
-Disons que le client qui achète sa montre 15 ou 20 000 francs, veut une montre que ses amis et relation "reconnaissent" avec des guillemets. La très belle complication attire les regards mais moins les clients. Et puis les grands amateurs de complications qu'étaient les Russes et les Asiatiques ont été saturés de ces pièces qui décotent fortement.
-Tu crois que cette clientèle reviendra ?
-Franchement ? Non. Le futur est de retrouver les clients en Chine, aux USA et dans le Golfe. Je crois qu'il faut que les maisons aient un catalogue plus riche sur le segment des moins de 3000/3500 francs. Ca semble être devenu un seuil.
-Tu veux retourner dans l'horlogerie ?
-Oui. C'est ma passion, c'est comme ça.
-Plutôt vers une manuf ou un assembleur ?
-Une maison avec de l'histoire, un passé. Tiens une maison ou toi aussi tu viendrais nous raconter son histoire.
-Oh là !!! Tu regrettes d'être parti ?
-C'était ça ou je devenais fou. J'avais besoin de ralentir et de me ressourcer. Je devenais vraiment dingue. Je ne dormais plus. Je stressais à chaque fois que je voyais les retours au SAV. On avait eu un pépin de fabrication.
-Lequel ?
-Non, si je le dis on saura qui je suis.
-OK. Tu as acquis la sagesse et le recul ?
- Disons que je suis prêt à recommencer.
-Dis-moi, tu portes quoi au juste ?
-Ah … Tu as l'œil ! C'est une Jaeger LeCoultre avec un calibre spécial… Je n'en dirai pas plus. C'est un ami qui me l'a offerte, enfin échangée.
-L'horlogerie a changé ta vie ?
-Ah ! Oui sans doute. Dans le mauvais sens peut-être ou le bon. Je ne sais pas, je le dirai à la fin. En tous les cas, ça m'a bouffé la vie privée mais ça c'est à moi.
-Bonne chance alors !
-Merci, on en reparle dans un an !
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).