La roue tourne ... Billet

Ah je me souviens de cette époque bénie des dieux où j'allais chez l'horloger-bijoutier et regardais, debout certes mais à coté de chez moi, les montres des meilleures marques populaires. Zenith, Longines, Omega, Breitling et d'autres. Je me souviens de la montre qui s'arrête et que l'horloger qui travaille dans l'arrière boutique regarde immédiatement sous mon œil fébrile et fait repartir …"Ce n'était rien monsieur, rassurez-vous !" Et à la question "combien je vous dois ? " "Mais rien du tout, je vous en prie…Vous êtes un client de la maison, c'est normal "

Eh oui, j'étais un client ! Un client c'était quelqu'un avec qui la marque par l'intermédiaire de son détaillant, entretenait une relation quasi amicale, vous savez ? Un agenda par-ci, un petit stylo par-là, un goodies pour les enfants, un porte clé, un gadget. Il faisait bon être un client car on en tirait de la reconnaissance et, quand il fallait réparer la montre, on ne dépensait jamais plus de 10% du prix de la montre neuve. Comme on était client, on achetait tout chez le même détaillant qui nous fidélisait avec ses petits cadeaux et ses sourires et amabilités, c'était normal, c'était son commerce, son travail à lui.

En bon client, on achetait la montre du petit pour sa communion, celle de sa maman pour ses 40 ans et on s'en rachetait une pour le plaisir. Et puis,  une par une, les marques sont parties… " Pas assez luxe pour notre image, on va chez un autre détaillant plus représentatif de notre image" … Le petit commerçant, il l'avait sec mais son horloger accédait encore aux pièces détachées et gardait une clientèle fidèle...Enfin, cela a duré jusqu'à ce que toutes les marques le lâchent et finissent par lui refuser l'accès aux pièces détachées. Depuis 3 générations, il était dévoué à la marque mais, il n'était pas assez "Select" pour elle.

Le petit détaillant a renvoyé l'horloger et a sous-traité le SAV jusqu'à ce que les marques imposent que les montres reviennent dans leur propre SAV. Après, ce n'était plus pareil mais il y avait toujours un détaillant de la marque à moins de 50 kilomètres. Ces années 1990 sentaient encore bon le client fidèle et lui, cette fois on le faisait asseoir. S'il était très fidèle, on lui donnait une casquette ou un stylo mais la montre neuve était plus chère. Ca fleurait bon le luxe et le petit client avait l'impression de participer à cet univers du luxe puisqu'il franchissait le pas de porte de la boutique et était reçu comme un prince. On lui proposait même un café ou un verre d'eau !

Oui, le client avait conservé sa fidélité à la marque mais il y a eu le début des années 2000. Les marques sont parties les unes après-les autres et ces boutiques se sont mises à vendre des marques françaises et des Tissot. Plus de Zenith ou d'Omega mais des Michel Herbelin et des Diesel ou Fossil, plus de SAV non plus car les marques avaient tout verrouillé pour la distribution des pièces détachées. Pour voir une montre, il fallait faire 150 kilomètres, pas moins. Et puis les catalogues en français sont passés à l'anglais ! Il n'y avait plus que les tarifs imprimés dans toutes les langues.

Pour voir la montre, il fallait aller sur internet et comme les marques n'y vendaient pas car c'était pas assez "select", il fallait ensuite aller voir dans une boutique, si on en trouvait une. Pas question d'avoir un bracelet de la marque ici ou là, non, il fallait aller en boutique, plus loin. Ça n'a pas duré longtemps, car très vite les marques ont créé leur propres boutiques et pour voir les montres, il a fallu aller à Paris. Là, on était au mieux reçu par une vendeuse avec un accueil standardisé. Personne ne regardait celui qui entrait dans la boutique comme un fidèle client et pour cause, personne ne le connaissait ni ne le reconnaissait. Moi, j'ai expliqué après avoir acheté une montre que j'achetais des pièces de cette marque depuis plus de 20 ans, j'étais content et la vendeuse avec un sourire gêné m'a dit "C'est bien" en me tendant le terminal de paiement pour que je saisisse mon code secret.

Elle m'a tenu la porte quand je suis reparti et m'a donné un catalogue en anglais avec les prix en euros. Il y avait sur la table des catalogues chinois avec les prix en dollars convertis en yens. J'ai feuilleté le catalogue en rentrant chez moi. Il est beau, bien plus beau que dans le bon vieux temps. Il y a des citations toutes les 5 pages sur le beau du vrai, la philosophie de meilleur… Je ne comprends pas tout, c'est en anglais. Les montres ne sont pas belles mais il y a des photos d'ambassadeurs chinois qui rient aux anges en les portant. Il n'y a que des Chinois dans le catalogue. La marque parle aux Chinois mais à moi, elle ne dit plus rien. Elle fait des montres pour eux et si ça me dit, je peux en avoir aussi. Il faut les commander sur le site de la marque car maintenant, ce n'est plus indécent.

J'en ai acheté une et tout le monde me dit que je porte une montre de Chinois … Ben oui, la marque ne montre plus que des Chinois et parfois des rappeurs qui me font peur. Les autres clients fidèles comme moi, on ne veut plus de nous. On est has been. Notez qu'on est pas tentés car on ne voit plus les montres nulle part. Il faut dire qu'une panne et la dépense est énorme. Ça peut dépasser les 50% du prix de la montre. 3000 euros de réparation sur une montre à 5000, ça fait un budget. Bon, de toutes façons ces montres ne sont pas faites pour les Européens, non, ça non … C'est pour les Chinois.

Depuis, le Covid, ils ne viennent plus faire de tourisme. Ce ne sont pas des clients si fidèles car ils n'achètent pas plus d'une montre dans une même marque. Les boutiques ferment en Europe, les marques licencient ou dénoncent des contrats de sous-traitance avec des Chinois… Bientôt, elles disparaîtront, peut-être avant nous … Une page sera tournée mais ça ne dérangera personne … Il y aura bien une marque chinoise pour continuer à faire des montres, elles sont partout dans les petites boutiques et j'en ai plein à coté de chez moi.

Excellent billet Zen....tellement vrai cette déconnexion du client avec un grand C, qui en fait se trouve partout mais la volonté d'enrichissement des marques, le fait de monter dans le grade du luxe a détruit cette véritable relation client

Très beau résumé de cette évolution.... 
Et nous parlons maintenant de licenciements d employés qui subissent les décisions de leurs super patrons.
J espère juste que ces marques perdureront pour me permettre d avoir accès aux pièces détachées.
Pour le reste je n attends rien d elles.

Mon dernier achat, comme les suivants, ce sera du vintage / occaz. Bref, des montres déjà produites.

Oui très bon billet, merci beaucoup.
Une petite histoire qui vaut largement toutes les justifications envisageables concernant l’amertume des tes nombreux posts qui tailladent l’horlogerie suisse.

Hé oui, cela reflète ce que je disais sur un post Zénith, avec le « tout chinois » depuis quelques années, cela va être compliqué pour les marques de reconquérir une clientèle trop longtemps dédaignée... cela fait penser à la banque ubs qui dans les années 2000 viraient tous les petits clients historiques pour tout miser sur le marché us, on se souvient de la débâcle de 2008 et des efforts aujourd’hui pour récupérer ces mêmes clients inintéressants mais devenus indispensables !!!!

Rien n'est permanent
Dans 50 ans, si il y a encore des êtres humains sur terre, et qu'internet existe aussi, voici ce qu'on pourra lire sur un forum horloger :

Vous vous souvenez de 2020 ? On allait sur un site, on choisissait une montre,on la payait, et 4 jours après le livreur nous l'apportait à la maison.
Les montres neuves n'existent plus, les seuls à porter des montres sont quelques illuminés. Et bientôt ça sera terminé car il n'y a plus de pièces détachées pour les réparer.

Beau billet Zen.

Il traduit en partie ce que je vis en province, où désormais je dois faire du « tourisme » pour essayer des modèles...

Excellent billet de Zen, 
C'est ainsi que j'ai vu péricliter la boutique de mon vieil horloger, heureusement pour lui que l'heure de la retraite a sonné. Il y a 30 ans, il vendait toutes ces marques, sur la fin, il n'avait plus rien, sauf une petite marque Suisse qui emboite de l'ETA, West-End.
Depuis, on voit des boutiques de marques, on y ait reçu avec beaucoup de cérémonial, pour son pognon, évidemment, ils font des soirées thématiques ( enfin pas pour le moment, cause covid ), cérémonie thé Japonais pour les montres Seiko et GS, coupelles de Champagne et petits fours dans les boutiques de marques Suisses de l'autre côté de la rue.
Ce nouveau rapport client, ça me fout la nausée, me flatter ainsi, les ficelles sont tellement grosses, ça m'écœure.
Aussi, j'ai laissé en plan toutes ces grandes marques, j'ai même laissé tomber les entrées de gammes des grands groupes Suisses, cautionner le Swatch Group en continuant à s'intéresser à leur entrée de gamme avec Swatch, ça ne m'intéresse plus.
Ils aiment tant l'Asie, moi aussi, mais au travers des authentiques marques Chinoises qui vendent encore, à prix décent, sans ce barouf événementiel qui m'ai fait fuir toutes les grandes marques.

totalement et fondamentalement ce que j'ai constaté aussi mais n'aurait pas su mettre
en forme aussi clairement.

ça fout un peu le blues mais moins que vieillir quand même ...  

Isosta

Vraiment un beau texte.

Beau texte, empreint d'une douce mélancolie en filigrane.
Le monde de la consommation, marchands et clients, a bien changé. Les mensonges d'autrefois avaient un je-ne-sais-quoi de proche et d'humain, ceux d'aujourd'hui paraissent secs et lointains.

Beau billet qui reflète une situation bien triste mais qui malheureusement n'étonnera pas grand monde ...

Ce billet me file la nostalgie et me fait me rappeler la boutique qui vendait du Zenith à Charleville-Mézières et devant laquelle je passais et m'attardais en allant au boulot. C'était au siècle dernier...

Je viens de regarder le site Zenith, évidemment plus de revendeur Zenith là-bas....

Très bon billet Zen, qui illustre bien la fracture entre les marques et leurs clients...

Oui, enfin si on fait un parallèle avec la hi-fi, la cassette et le vinyle étaient finis, le CD en cours de disparition à cause du MP3 et de la dématérialisation de fichiers hi-res au top du top paraît-il.
Et pourtant bien que plus faibles, les ventes de CD n'ont pas disparues, le vinyle revient en force avec des dizaines de platines de marques différentes dispo en magasin ou sur le net et même la cassette revient sur la pointe des pieds.
On peut faire la même démonstration avec la voiture ou la moto avec la mode des yougtimers qui touche même les jeunes qui veulent de l'authenticité et fuir le high tech....Donc non rien n'est joué pour l'avenir.

isosta a écrit:

totalement et fondamentalement ce que j'ai constaté aussi mais n'aurait pas su mettre
en forme aussi clairement.

ça fout un peu le blues mais moins que vieillir quand même ...  

Isosta

Idem pour ce ressenti de ses décennies horlogère.

broncos a écrit:

Ce billet me file la nostalgie et me fait me rappeler la boutique qui vendait du Zenith à Charleville-Mézières et devant laquelle je passais et m'attardais en allant au boulot. C'était au siècle dernier...

Je viens de regarder le site Zenith, évidemment plus de revendeur Zenith là-bas....

Pareil...sauf que c'était une boutique à Montpellier dans le début des années 90. J'y avais acheté une Zenith Prime qui m'avait coûté moins d'un mois de salaire.
Happy days...

Ce billet me fait penser à une jolie chanson de Charles : "Je vous parle d'un temps que les jeunes de 20 ans...

J'ose espérer que ces temps tumultueux pour de nombreux comerce ne degradera pas d'avantage la situation pour tendre à la disparition des valeurs humaines dans les "échanges".

Excellent et tellement vrai!
Si les marques pouvaient lire ce post et réaliser notre desarroi...
Revenir au premier cycle de l'Horloger bijoutier de quartier avec son atelier, le vrai Horloger, pas le vendeur qui ne connaît pas ses modèles.
´Les catalogues en anglais' qui date de deux ans de collection antérieur, poussiéreux ou marqué et qu'ont nous donnent gracieusement comme un livre exceptionnel à deux mains apres l'avoir cherché en réserve....
Enfin quand il en reste...Non maintenant c'est internet comme pour l'auto, plus de prospectus.
Comme pour les prix des entretiens ou d'une réparation=stratosphérique!
Tout cela c'est triste.
July

july a écrit:

Excellent et tellement vrai!
Si les marques pouvaient lire ce post et réaliser notre desarroi...
Revenir au premier cycle de l'Horloger bijoutier de quartier avec son atelier, le vrai Horloger, pas le vendeur qui ne connaît pas ses modèles.
´Les catalogues en anglais' qui date de deux ans de collection antérieur, poussiéreux ou marqué et qu'ont nous donnent gracieusement comme un livre exceptionnel à deux mains apres l'avoir cherché en réserve....
Enfin quand il en reste...Non maintenant c'est internet comme pour l'auto, plus de prospectus.
Comme pour les prix des entretiens ou d'une réparation=stratosphérique!
Tout cela c'est triste.
July

Les marques ne sont même plus des références statutaires, des marqueurs sociaux, mondains, tout ce qu'on veut, en s'éloignant autant de leurs bases, la plupart des gens ont oublié qu'elles existent encore, et ce à quoi elles pourraient leur être utile.
Le temps passe et ne revient plus, ces marques ne pourront jamais réparer leurs erreurs passées, elles se sont condamnées, beaucoup sombrent déjà dans l'oubli.

C'est tellement vrai, et tellement triste

Même si malheureusement je n'ai pas connu cette époque que tu décris, je suis bien d'accord avec toi.

C'est triste et malheureux mais ce qui était à la base une totale passion, l'est de moins en moins aujourd'hui.
Entre la spéculation, le manque de revendeurs de proximité, le manque de disponibilité de certaines pièces et les tarifs délirants aussi bien à l'achat qu'à l'entretien, il n'y a plus grand chose qui donne envie de continuer à s'intéresser aux "grandes marques".

Description qui mériterait une lettre ouverte aux dirigeants de ces belles marques fabriquant de beaux objets mais qui ont cru les beaux discours de grands spécialistes de la distribution et de la vente qui se sont magnifiquement... plantés !

 Pour vendre, il faut atteindre les clients et - en general - leur montrer le produit.

Très bon billet, merci !

Il reste quand même quelques endroits où l'on trouve le début d'une relation humaine au delà du lien commercial. Certes c'est difficile à trouver mais ça dépend aussi de qui l'on est ou de ce que l'on compte trouver. Un indice : si on attend une coupe de champagne après un achat de montre (jamais rien vu d'aussi artificiel perso, l'auto congratulation à son summum) ça a peu de chances d'arriver.

Il y a un test assez simple : venir 5x dans une boutique sans rien acheter et voir si le personnel est toujours aussi sympathique 

Excellent billet et qui correspond exactement à la dégradation qu'ont vécue 2 AD proches de chez moi.
Ces deux ADs avaient à l'époque des marques comme Omega, Zenith. Pas assez select, comme tu le décris, et c'est ensuite le repositionnement obligé vers d'autres marques de moindre renommée.

L'un de ces deux AD est parti à la retraite (bon timing) et pour l'autre j'imagine que ça va être difficile. Le fait de perdre une grande marque ne va pas aider...

Ce mode de vente détaillant-particulier n'intéresse plus les marques, c'est un fait. Le client n'est plus un client à fidéliser mais devient un numéro parmi d'autres.